Qui suis-je?
Cette gentille petite entreprise aurait pu se nommer Le Lutrin Vernissé. Pourquoi pas Le Lutrin Verni, tout simplement, me demanderez-vous, puisqu'il existe un mot plus simple et plus courant pour dire la même chose ? Et vous n'auriez pas tort, d'ailleurs, de faire remarquer que le dictionnaire de l'Académie française indique inlassablement, dans chacune de ses éditions depuis celle de 1762, que le verbe « vernisser » ne s'emploie guère que pour parler de poterie. Or, c'est vrai, je n'ai pas rencontré de lutrin qui soit sorti d'un atelier de potier.
Ah ! Je me permets une digression : vous aviez bien lu « lutrin », n'est-ce pas, avec un r là où il faut pour ne pas se figurer un esprit follet (qui n'aurait pas eu grand-chose à voir avec la choucroute garnie au riesling) à la place d'un pupitre (qui, lui, n'est pas absolument sans rapport avec le sujet qui nous occupe sur ce site) ?
Revenons à nos caraculs (on prononce le l). Si les lutrins ne sortent pas de chez les potiers, les écritoires, en principe, pas davantage. Et pourtant, je me rappelle ces « écritoires vernissées » d'une dictée de Pivot, dont je vous laisse le soin de retrouver le millésime ; j'étais petit garçon ! Ces écritoires vernissées m'étaient apparues, presque aussi fort que s'il s'était opéré en moi une opération synesthésique, comme un baba au rhum, gâteau dont je n'étais que virtuellement friand puisque je n'y avais jamais goûté, mais qui s'imposait pourtant à mes sens comme un souverain délice.
Ma mémoire traîne avec elle et nostalgie ce pluriel féminin presque aussi ravissant qu'un bébé paresseux (je veux parler ici du petit du tardigrade, pas d'un nouveau-né humain tire-au-flanc).
Alors, si Bernard Pivot peut vernisser ses écritoires plutôt que de les vernir, je peux bien faire de même avec mon lutrin.
J'ai néanmoins hésité à le lustrer. Mais Le Lutrin Lustré, quoique joliment allitératif, était difficile à prononcer sans achopper. Du reste, comme on l'a vu, le risque était trop fort que le regard, même aguerri, omît une lettre et que mon pupitre se fît petit démon malicieux. (D'ailleurs, la même erreur, pour le Lutrin Verni, aurait finalement pu en faire un lutin chanceux.)
Et puis, c'est un peu vieillot, limite désuet : vous m'auriez imaginé, avec mes petites bésicles en bois poli, voûté sur votre manuscrit, biffant à la plume un mot que j'aurais cru superflu, alors qu'il était d'esprit, trébuchant sur une coquille et tombant à côté d'un calembour.
Bon, eh bien, tant pis, j'ai remisé au grenier le lutrin et son espiègle paronyme, mais je ne suis pas redescendu les mains vides. Moins archaïque, certes pas avant-gardiste mais résolument élégante, elle a du cachet, elle est carrément vintage, si vous me permettez cet audacieux anglicisme, elle est chou comme tout, elle est des plus copurchics : ma machine à écrire... !
Ha ha ! Rassurez-vous, elle est parfaite comme totem et comme logo, mais pendant qu'elle se restaure et qu'elle m'abreuve de ses tchika-tchika-cling bavards, j'officie en réalité sur un appareil censément plus approprié, plus moderne, qui fait de moi, sinon un garçon dans le vent, au moins un artisan à peu près à la page.